Un monde nazi
Par Pierre Serna, historien, chercheur à l’Institut d’histoire de la Révolution française (IHMC)
À eux trois, les auteurs de l’ouvrage doivent totaliser près de cent ans de recherches sur l’Allemagne nazie, son système politique, son hyperviolence, sa structure économique et son endoctrinement idéologique. Leur livre constitue une somme de savoirs, accumulés à partir de la somme d’études en langues allemande, anglaise, et française qui, depuis plus de quarante ans, sont venues relancer les enquêtes, les polémiques documentées qui n’ont cessé d’interroger la rationalité et la part de démence que le nazisme a imposées à l’histoire. Cette anomalie fracture en deux le XXe siècle, point seulement à cause des dizaines de millions de morts provoquées par la Seconde Guerre mondiale, mais surtout par rapport à la question de l’idéologie génocidaire du régime, la question de l’identité allemande et, in fine, du rôle des Allemands dans ce système. Toute l’intelligence du texte de 502 pages, écrites dans une langue très claire pour le non-spécialiste, consiste à ne pas raconter une histoire, mais à présenter une sociogenèse historicisée d’une « vision du monde » qui a saisi un pays, bien avant 1933.
Le début du livre se construit autour de deux idées-forces. S’interroger sur les origines du nazisme revient à entrer dans un piège historiographique qui dédouanerait un avant. Au contraire, le nazisme est une représentation du monde qui naît en Occident au travers de l’expansionnisme colonial, de l’antisémitisme, du racisme, de la xénophobie, de la fascination pour le surpouvoir d’un chef, de l’endoctrinement religieux des foules, autant de faits qui fusionnent dans un terreau typiquement germanique né des anti-Lumières. Ce sont ces « opérateurs herméneutiques », liés à la spécificité de l’histoire allemande, selon les auteurs, qui ont permis le passage à l’unicité du nazisme. La défaite de 1918, la Révolution socialiste ratée et le traité de Versailles en 1919, précipitent une fusion d’où naîtra l’idée du « complot judéo-bolchevique », à la source de toutes les dérives d’un peuple, étudié au travers du laboratoire bavarois liant les intérêts des grandes entreprises à une idéologie mortifère de la haine, puis de la destruction de l’autre, dont la solution finale décidée en janvier 1942 est l’illustration la plus radicale. Une pensée eschatologique se construit, liant l’angoisse de la fin d’un monde à la volonté obsédante de le sauver en purifiant la seule race méritant d’exister, celle des Aryens.
Le corps du livre montre combien les Allemands ont participé sciemment à cette machine, sans en posséder les informations exactes mais connaissant les buts jamais cachés de destructions des juifs, mais aussi de tous ceux qui étaient considérés comme des sous-humains, à commencer par les Tziganes et les Slaves. L’effondrement survient en 1945, mais se pose la question de l’héritage politique du nazisme. Certes il y eut des procès, certes il y eut volonté de dénazification, mais la vitesse à laquelle naît la guerre froide permet l’amnésie collective des Allemands, se considérant comme des victimes pour oublier combien ils furent des bourreaux. Les tolérances aux niveaux de la Croix-Rouge, du Vatican, de l’état-major américain à la recherche de talents allemands, de Staline, cachant son système de terreur, sont autant de marqueurs de l’immédiate après-guerre qui ont empêché de détruire « le monde nazi ». En 1943, près de 9 millions d’Allemands possédaient une carte au parti nazi. Combien d’entre eux retrouvèrent sans problème une place dans la société à reconstruire en 1945 ? Un livre exigeant, à lire non pas comme une magistrale leçon d’histoire, mais pour comprendre les éléments constitutifs d’un totalitarisme d’extrême droite dont on ressort averti, en ce début d’année 2025.
« Le Monde nazi 1919-1945 », de Johann Chapoutot, Christina Ingrao, Nicolas Patin, Tallandier, 640 pages.
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