La Croix : Qu’est-ce qui vous a poussé à ce moment de votre carrière et dans le contexte que traverse le cinéma à faire ce film ?

Arnaud Desplechin : Il y a l’âge – 64 ans. C’était sans doute le bon moment pour avoir un regard rétrospectif sur ce qui fait l’objet de ma passion, le cinéma. Et peut-être l’effet du confinement. Si nous avons été plusieurs à réaliser ces derniers temps des films sur ce sujet, c’est parce qu’on a pris conscience que ce trésor inventé à la fin du XIXe siècle n’allait peut-être plus exister. Au lieu de le déplorer, j’avais envie de le chanter. Ma génération a été élevée dans l’idée de la mort du cinéma, mais je trouve que c’est un mort en pleine santé…

Spectateurs ! est éclaté entre différents chapitres, entre documentaire et fiction. Comment en avez-vous conçu la forme ?

A. D. : C’est un film de digressions, je l’ai conçu comme un essai. Pour éviter d’être trop rébarbatif, je l’ai imaginé comme une petite maison du cinéma, avec plein de pièces. Il y a des pièces familières, d’autres qui nous sont plus étrangères et d’autres qui vont nous surprendre. À chaque fois, le héros ou l’héroïne de la scène se présente à vous, regarde la caméra et vous invite à visiter et à circuler entre les pièces. C’est aussi un récit d’apprentissage, puisqu’on suit le personnage de Paul Dédalus (son alter ego de cinéma, NDLR), à différents âges, qui n’arrête pas de devenir spectateur.

Le film évoque le point de vue du spectateur mais jamais du réalisateur. Pourquoi ?

A. D. : Il y a des films merveilleux sur l’histoire des cinéastes, je pense notamment aux documentaires de Martin Scorsese ou aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Je voulais être du côté des spectateurs, une position qui me semblait décriée parce qu’elle est considérée comme passive. Moi, je ne suis pas du tout passif quand je regarde les films ! Je suis actif et je voulais le revendiquer d’où le point d’exclamation du titre. C’est cette activité, tout ce qui nous apparaît quand on est dans une salle de cinéma, que je voulais décrire.

Vous interrogez des spectateurs anonymes qui ont chacun leur expérience du cinéma. Qu’est-ce qui les réunit ?

A. D. : S’il y a une chose que nous avons en commun, c’est le droit de parler des films. Je cite un philosophe américain, Stanley Cavell, que j’admirais beaucoup et que j’ai eu la chance de connaître : « movies matter », les films comptent. Tout le monde peut avoir un avis sur un film, c’est totalement démocratique. C’est cette possibilité d’en parler, cette discussion autour des films, cette conversation dont je suis tombé amoureux très jeune et que j’essaie de prolonger avec cet essai.

Arnaud Desplechin : « Le cinéma rend le réel plus passionnant »

Vous citez une autre phrase de Stanley Cavell qui s’interroge : « Que devient la réalité quand elle est projetée sur un écran ?» Votre film est-il une façon de percer ce mystère de la projection ?

A. D. : Stanley Cavell pose cette question mais n’y répond pas. J’ai cherché une réponse. À force de voir des films et d’y réfléchir, j’ai l’impression d’avoir fait une petite trouvaille. Personnellement, je ne suis pas très à l’aise avec la réalité. Quand je regarde ma vie, je la trouve morne, ennuyeuse, terne. Et bien, prenez des bouts de réel, projetez-les sur un écran et vous vous souvenez alors que le monde est en fait passionnant. Quand vous êtes dans la salle, vous voyez le monde scintiller et ça nous rend plus vivant.

Y a-t-il une seule façon d’aborder le cinéma ? La télévision a semble-t-il beaucoup compté pour vous.

A. D. : Pour l’enfant de province que j’étais à une époque où il n’y avait pas de multiplexes, la télé a permis de découvrir des films qui m’ont marqué pour toujours. Nous n’avions pas de poste chez nous. Mes parents en louaient un à Pâques et à Noël pour nous occuper. J’ai par exemple le souvenir de la scène du miracle dans Ordet, film très austère de Carl Theodor Dreyer : un enfant meurt et un personnage, une sorte de saint, le prend dans ses bras et le ressuscite. C’est une scène qui m’a transporté et c’est pour ça que je ne dirai jamais du mal de la télé. Il reste cependant un privilège à la salle, c’est que vous voyez le monde et les autres êtres humains plus grands que vous, et ça, c’est un plaisir particulier.

Quelles ont été les grandes étapes de votre apprentissage comme spectateur ?

A. D. : Il y a eu une expérience très importante dans mon enfance, c’est Le Livre de la jungle de Walt Disney. Au moment de sa sortie, Jean-Louis Bory a écrit dans LeNouvel Observateur que c’était un film raciste. J’ai demandé à ma mère des explications, mais j’avais très envie de le voir. Quand je l’ai vu, j’ai réalisé qu’un film de gosses, de pur divertissement, un produit industriel pouvait dire quelque chose, véhiculer une idée. Et moi, en tant spectateur, j’étais libre de retourner cette idée, de la contredire, de jongler avec. Après cette expérience, à chaque fois que je découvrais un film, j’essayais de gratter l’écran pour découvrir le sens caché derrière les images. C’est ce qui est merveilleux dans le cinéma, c’est ce que les images signifient.

L’autre grande expérience a été le documentaire Shoah

A. D. : C’est le film qui a fait de moi le spectateur que je suis aujourd’hui. Tout le monde n’a pas vu le film de Claude Lanzmann qui est très long, très grave, très exigeant. Trois groupes de gens attestent – les victimes, les bourreaux, les témoins – de quelque chose que nous n’arrivons pas bien à concevoir. Le film a été un choc. Quand je suis sorti, j’ai essayé de convaincre les gens d’aller le voir sans arriver à expliquer pourquoi c’était important. J’étais moi-même dans une position de témoigner et les gens ne me croyaient pas. J’étais dans la même situation que les victimes qui revenaient des camps et qu’on ne voulait pas écouter. Je l’ai vécu très difficilement et c’est une philosophe, qu’on voit dans le film, qui m’a aidé à le comprendre. Ce film m’a appris à quel point mon siège de spectateur était précieux.

Votre personnage Paul Dédalus conclut à la fin du film : « J’avais appris à voir, je pouvais faire à mon tour des films. » C’est comme ça qu’est née votre vocation de cinéaste ?

A. D. : C’est parce que je suis spectateur que j’arrive à faire des films. Mon cinéma vient entièrement de la cinéphilie. Quand je pense à Quentin Tarantino ou Wes Anderson, je me sens moins seul. Il y a de très grands cinéastes qui ne sont pas cinéphiles et font des films merveilleux. Il n’y a pas une seule recette, mais personnellement admirer et faire l’éloge d’un film m’aide à fabriquer les miens.

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► Un récit initiatique sur la magie du cinéma

Spectateurs ! ***

d’Arnaud Desplechin

Film français, 1 h 28

Comment regardons-nous les films et qu’est-ce qui fait la singularité du cinéma ? C’est du côté du spectateur qu’a choisi de se situer Arnaud Desplechin dans cette œuvre inclassable, entre essai, documentaire et fiction. Le cinéaste y mêle, dans un joyeux coq-à-l’âne, interviews, théories sur le cinéma et souvenirs personnels. On y retrouve son double, Paul Dédalus, à différents âges, dans son apprentissage de spectateur – depuis sa première séance Fantômas, avec sa grand-mère, jusqu’au choc provoqué par Shoah. C’est à travers cette expérience personnelle et sensible que le cinéaste nous guide le mieux dans son exploration de la puissance du 7e art.